Insertion par la pratique ou emploi factice?
Évaluation d’une entreprise de pratique commerciale sous l’angle des capabilités
Introduction
La présente contribution a pour objet l’évaluation selon l’approche par les capabilités d’une structure sociale, les entreprises de pratique commerciales (epco), œuvrant pour la réinsertion professionnelle. Les epco sont des entreprises fictives destinées à des personnes en formation où à la recherche d’un emploi. Les personnes y évoluant sont invitées à reproduire le fonctionnement d’une entreprise traditionnelle, endossant les rôles de secrétaires, comptables, responsables communication ou ressources humaines dans l’objectif de conclure des transactions imaginaires. Il s’agit de structures peu connues en Suisse, bien qu’elles soient des mesures de réinsertion professionnelle reconnues par la Loi sur l’assurance-chômage (LACI), auxquelles peuvent être assignées des personnes à la recherche d’un emploi. Dans ce chapitre, une epco de Suisse romande sera évaluée en sa qualité de mesure de réinsertion professionnelle. Suivant l’approche par les capabilités développée par Amartya Sen, nous verrons dans quelle mesure elle contribue à renforcer les libertés réelles de ses bénéficiaires et si les personnes en recherche d’emploi qui y sont assignées ont la possibilité de mener un projet de réinsertion professionnelle qu’elles ont des raisons de valoriser.
Cette étude de cas repose sur des entretiens semi-directifs menés auprès de la directrice de l’établissement, un professionnel de la réinsertion, ainsi que trois bénéficiaires employés au moment de l’enquête et à qui l’anonymat a été garanti. L’enquête a été menée sur deux jours. Les entretiens ont eu lieu le premier jour et ont duré environ 30 minutes chacun. Le deuxième jour a été dédié à l’observation au sein de l’epco, notamment à une présentation de l’établissement faite à quatre potentiels bénéficiaires. Cette présentation a duré environ une heure et demie et a consisté en un court film décrivant le réseau européen d’epco auquel est affilié l’établissement, puis une présentation de l’entreprise et de chacun de ses départements. Finalement, nous sommes allés à la rencontre des trente-cinq bénéficiaires sur leur lieu de travail et ils et elles se sont brièvement présentés. À la demande de la directrice de l’établissement, les entretiens n’ont pas été enregistrés, mais des notes détaillées ont pu être prises. C’est donc sur la base des notes recueillies durant cette enquête que l’analyse a été conduite.
Le travail se déploie de la manière suivante. Dans un premier temps, je présenterai le concept d’epco, y compris la situation suisse et les caractéristiques de l’epco étudiée. S’ensuivra l’évaluation de l’institution selon l’approche par les capabilités, pour finir par une brève conclusion.
L’entreprise de pratique commerciale
Le concept
Les premières epco sont apparues dans les années 1950 en Allemagne dans le but de fournir aux étudiants et étudiantes en école de commerce une formation pratique proche d’un réel emploi. Rapidement, les epco ont été utilisées dans le cadre de la réinsertion professionnelle. Plus précisément, ces institutions simulent l’activité d’une entreprise commerciale. Elles sont organisées à la manière d’une entreprise réelle, c’est-à-dire avec tous les départements indispensables tels que le secrétariat, les ressources humaines, la comptabilité ou la gestion de commandes. Ses « employés », que l’on appelle stagiaires, ont pour tâche principale de passer des commandes de matériel et de répondre à celles qu’ils reçoivent. Les entreprises font partie d’un réseau mondial, le Pen-international, qui compte 7’500 epco dans plus de 40 pays. Au sein de ce réseau s’échangent des marchandises fictives, mais des e-mails, courriers et appels réels sont échangés entre les diverses epco afin de tenir des comptes et d’évaluer la performance de chaque institution. Un service de communication est aussi assuré, un site internet entretenu, et la gestion du personnel est confiée à un département des ressources humaines. Au sein des institutions, une ambiance professionnelle doit être respectée afin de pouvoir faire partie du réseau. Les stagiaires doivent respecter des horaires stricts et l’institution doit être organisée de manière hiérarchique.
## La situation en Suisse
Les premières epco ont vu le jour en Suisse dans les années 1960. Les apprentis et apprenties employé-e-s de commerce peuvent alors y exercer leur métier « en situation ». En 1992, Styltech ouvre ses portes à Delémont et est la première epco à accueillir des primo-demandeurs d’emploi, soit des personnes à la recherche d’un emploi sans avoir encore d’expérience professionnelle. Au cours des années 1990, la Confédération adopte la pratique et ces structures sont ouvertes à toutes les personnes demandeuses d’emploi. Aujourd’hui, les epco font partie des mesures de formation prévues par la Loi fédérale sur l’assurance-chômage (LACI) dans le cadre des mesures relatives au marché du travail (art. 60 LACI). Une personne ayant recours aux services de l’assurance-chômage peut ainsi être assignée par son conseiller ou sa conseillère en placement à un stage en epco. On trouve aujourd’hui en Suisse plus de 60 epco dont la moitié accueillent des demandeurs et demandeuses d’emploi, l’autre moitié accueillant des personnes en formation ou au bénéfice de l’assurance invalidité. Le réseau est géré par Helvartis, une organisation mandatée par la Confédération. Ses tâches consistent entre autres à mettre les epco en relation les unes avec les autres, aider à leur création et conduire un audit de qualité.
En Suisse, les entreprises de pratique commerciale sont des mesures de réinsertion professionnelle qui se distinguent par des objectifs pluriels combinant la formation, la pratique et l’expérience. La configuration des programmes de réinsertion, leurs dotations et les profils des personnes y recourant sont décisifs dans l’expérience qu’offrent les différents établissements. Une epco pourra par exemple se concentrer sur une population peu qualifiée et miser davantage sur sa formation, tandis que d’autres proposeront des stages de reconversion professionnelle à des personnes qui le souhaiteraient, ou encore fourniront des emplois de substitution dans l’objectif de maintenir actives des personnes déjà expérimentées. L’évaluation de la mesure doit donc se faire au niveau de l’établissement et seule une enquête qualitative permet de discerner les éléments organisationnels susceptibles d’affecter l’expérience des personnes y évoluant.
Le cas d’EcoFit
EcoFit est une des dix entreprises de pratique commerciale de Suisse romande accueillant des personnes demandeuses d’emploi. Fondée en 1995, l’institution simule la vente d’articles de sport en ligne. Elle peut accueillir jusqu’à 35 demandeurs et demandeuses d’emploi dans six départements : le secrétariat, les ressources humaines, la gestion de projet et communication, la comptabilité, la gestion des commandes et le secteur commercial. Les stagiaires sont encadrés par sept coaches. Lors d’une semaine typique, les bénéficiaires consacrent 60% de leur temps de travail dans un département, 20% à une formation de leur choix dispensée sur place (anglais ou informatique) et 20% à la recherche d’emploi. La simulation est poussée à un degré remarquable. Un site de vente en ligne détaillé a été créé par les stagiaires, avec un système d’accès par compte et des offres promotionnelles. Un catalogue publicitaire est conçu par les stagiaires, qui posent avec les articles de sport que l’epco est supposée vendre. Ce catalogue est ensuite imprimé et envoyé aux autres epco avec lesquelles EcoFit est en contact, qui pourront alors passer commande. Les locaux donnent eux aussi l’impression d’une véritable entreprise, avec réception, faux plafond, imprimantes et machines à café. Une tenue professionnelle est exigée et les stagiaires sont obligés de pointer leurs heures d’entrée et de sortie. Les affaires y sont menées avec le plus grand sérieux et il est très rarement fait mention du caractère fictif des marchandises échangées.
Évaluation de la réinsertion professionnelle chez EcoFit
Selon l’approche développée par Sen (2011), trois critères peuvent être retenus pour garantir le développement des capabilités des personnes demandeuses d’emploi. Premièrement, la liberté des personnes assignées à cette mesure doit être assurée par l’octroi de ressources suffisantes non-conditionné par la participation à la mesure, de sorte que l’abandon de la mesure n’entraîne pas pour elles de coûts rédhibitoires. Deuxièmement, les stagiaires d’EcoFit doivent pouvoir prendre part à la négociation qui aboutit à leur assignation finale. Troisièmement, les préférences que les bénéficiaires de la mesure auraient pour EcoFit ne doivent pas être le fruit d’une résignation ou d’une adaptation à une situation à laquelle ils ne verraient aucune alternative souhaitable. C’est à l’aune de ces trois recommandations que sera menée notre évaluation de la mesure.
Ressources
Afin que les libertés individuelles soient respectées, l’approche par les capabilités requiert une dotation de ressources garantie et d’un niveau suffisant pour que les individus puissent effectuer des choix sans y être contraints. Dans notre cas, des ressources suffisantes doivent être disponibles lors des moments de choix qui amènent une personne à s’engager pour EcoFit. Nous pouvons distinguer trois moments durant lesquels une personne peut être amenée à effectuer un choix dans son parcours : le choix de recourir aux services de l’assurance-chômage, celui de la mesure de réinsertion et le choix du secteur d’activité au sein de l’epco. Nous analyserons donc quelles ressources sont mises à disposition des personnes demandeuses d’emploi et à quelles conditions, à chaque étape de leur parcours jusqu’à leur affectation à un poste au sein d’EcoFit.
Au moment de leur assignation à une mesure du marché du travail (MMT), pour respecter le principe de maximisation des capabilités, il faut que les bénéficiaires aient la possibilité de renoncer à l’assignation sans avoir à encourir une pénalité financière rédhibitoire. En ce sens, la LACI ne permet pas un choix hors contrainte, puisqu’elle prévoit la suspension des indemnités pour une période d’au moins trente jours en cas de non-conformité aux instructions de l’Office régional de placement (ORP), en ce qui concerne la participation à une MMT. Or, aucun des bénéficiaires interviewés ne s’est dit capable de subvenir à ses besoins si les prestations venaient à être suspendues. Recourir à l’aide sociale n’était envisageable pour aucun d’entre eux. Une contrainte financière évidente est alors exercée sur les bénéficiaires de l’assurance-chômage. Contrainte qui ne peut être contrebalancée que si les MMT « choisies » sont valorisées par les bénéficiaires.
La possibilité de choisir parmi un nombre suffisant de mesures constitue aussi une ressource importante pour le développement des capabilités. En effet, si la palette de choix est étendue, cela peut remédier à la difficulté de faire défection issue de la menace de suspension des indemnités. Dans quelles conditions est alors effectué le choix de la mesure de réinsertion ? Parmi les personnes interviewées, une seule a choisi de son propre gré la mesure EcoFit, les deux autres y ont été assignées contre leur volonté. Bien qu’il existe un grand choix de MMT à disposition des conseillers et conseillères en personnel des offices régionaux de placement (ORP), c’est souvent une sélection réduite qu’ils ou elles proposent aux bénéficiaires. Pour ne pas imposer une mesure unilatéralement, le conseiller ou la conseillère va opter pour laisser un choix entre deux ou trois mesures seulement, après avoir effectué une présélection des mesures qui lui semblent appropriées. Or, il semble que cette présélection ne soit pas effectuée sur la base des désirs des bénéficiaires, mais plutôt selon des critères d’employabilité. Comme le relève un responsable du service de logistique des MMT du canton de Vaud interviewé par Kuehni (2011), « les personnes les moins qualifiées sont celles qui ont le plus besoin d’une mesure active. » Ainsi, les bénéficiaires sont « triés » en fonction de leurs qualifications plutôt qu’en fonction de leurs choix ou désirs personnels.
La législation prévoit une possibilité de contester cette assignation, mais comme souvent une telle opposition est coûteuse en termes d’énergies psychiques mobilisées et requiert des capacités de négociation dont les bénéficiaires les plus vulnérables sont moins dotés. Une telle procédure de recours suppose aussi que la personne insatisfaite soit au courant de l’éventail des mesures auxquelles il n’a pas eu accès, mais l’opacité des informations sur les opportunités de réinsertion rend difficile une remise en question des choix effectués par l’ORP.
La sélection de mesures présentées au bénéficiaire est de plus souvent déterminée par les ressources et incitations auxquelles sont confrontés les ORP. L’émergence de la nouvelle gestion publique en Suisse durant les années 90 a favorisé l’introduction d’indicateurs de performance dans les ORP qui viennent cadrer l’activité des conseillers et conseillères en faveur du choix le plus efficace en termes économiques (Bonvin and Varone 2004). Ce sont donc non seulement les ressources disponibles pour les bénéficiaires qu’il faudrait prendre en compte dans une évaluation exhaustive, mais aussi les ressources allouées aux ORP ainsi que les outils de gouvernance auxquels ils sont soumis et dont les objectifs reflètent une logique de réinsertion de plus en plus axée sur la promotion de l’employabilité (Gazier 2009). L’effet de ces contraintes imposées aux street-level bureaucrats sur les libertés réelles des demandeurs et demandeuses d’emploi est désormais bien documenté, dans la lignée des travaux de Brodkin aux Etats-Unis (par exemple Brodkin (2011)). Le manque de ressources se fait finalement ressentir lorsqu’un conseiller ou une conseillère assigne un demandeur d’emploi à EcoFit, car le nombre de places dans la mesure est limité à 35. D’après la directrice, des bénéficiaires sont régulièrement mis sur liste d’attente. Une sélection supplémentaire est alors effectuée via des entretiens d’embauche, cette fois-ci par les coaches d’EcoFit. Ceux-ci peuvent alors refuser les bénéficiaires les moins conformes à leurs propres critères. Or, ces critères ne correspondent pas forcément à ceux appliqués par les ORP et sont ainsi difficiles à anticiper pour les potentiels bénéficiaires de la mesure.
Une fois acceptés au sein d’EcoFit, les stagiaires ont la possibilité de travailler dans un ou plusieurs des six départements, ce qui constitue une ressource appréciable d’après les personnes interviewées. En ce qui concerne leur formation, les stagiaires ont à disposition une journée par semaine pour approfondir leurs connaissances en outils informatiques, cours de langue, ou rédaction de lettres de candidature et entretiens d’embauche. Bien que plusieurs choix soient accessibles, l’absence ou l’insuffisance de ressources au sein de l’institution les amènent à délaisser certains choix. À titre d’exemple, d’après les dires des stagiaires, les formations de langues souffrent d’un manque de ressources tel que peu font le choix d’y participer. Les cours d’anglais ou de perfectionnement de français sont en effet dispensés sur DVD en l’absence de coach suffisamment qualifié. En raison de ce manque de ressources allouées à la formation, c’est donc finalement un choix plus réduit qui est présenté aux stagiaires.
Nous avons analysé dans cette section les ressources mises à disposition des bénéficiaires d’EcoFit dans leur parcours de réinsertion professionnelle. Nous pouvons relever que la plupart des bénéficiaires ne sont pas en position de renoncer aux ressources financières octroyées par l’assurance-chômage et doivent donc se plier aux conditions posées. L’éventail de mesures disponibles au sein des ORP est abondant, mais seul un nombre limité est proposé aux demandeurs et demandeuses d’emploi. De plus, une fois admis au sein de l’epco, les bénéficiaires se voient proposer un éventail d’activités inégalement dotées en termes de ressources disponibles.
Capability for voice
Suivant ce deuxième critère, pour que les libertés réelles des bénéficiaires soient respectées, il est nécessaire qu’ils et elles puissent se faire entendre et avoir un poids dans les décisions qui les concernent. Nous avons vu quelles ressources étaient disposition des bénéficiaires et jusqu’à quel point (limité) ceux-ci pouvaient renoncer aux mesures en exerçant une option de sortie, ou exit option (Hirschman 1970). Il nous faut maintenant nous pencher sur la disponibilité de l’option voice, à savoir la place réservée aux attentes des bénéficiaires dans l’élaboration de leur parcours de réinsertion. Notre étude montre qu’aux divers stades d’assignation à la mesure, les décisions tendent à être prises sans que les bénéficiaires ne soient consultés.
Tout d’abord, ainsi que nous l’avons évoqué auparavant, le libre choix des bénéficiaires est réduit lors de la décision d’assigner une personne à une MMT par la présélection effectuée par les personnes en charge du placement à l’ORP. Ensuite, en raison du nombre limité de places disponibles dans les epco du canton, EcoFit bénéficie d’une certaine marge de manœuvre dans le choix des bénéficiaires qui lui sont assignés. En effet, selon les propos de la directrice, la mesure fait souvent face à un excès de demandes d’assignation, ce qui permet d’effectuer une sélection des bénéficiaires. Dans ce cadre, des présentations suivies d’un entretien sont menées par les coaches avant d’accepter chaque bénéficiaire. D’après le coach interviewé, ce sont « les plus motivés » qui sont retenus. La motivation des bénéficiaires est pourtant difficile à cerner. On peut comprendre ce critère de la motivation comme étant compatible avec le développement des capabilités si on estime que la motivation est le reflet des désirs du bénéficiaire. En revanche, si par « les plus motivés » on entend « les plus aptes à trouver rapidement un emploi » alors, à nouveau, la liberté de choix des bénéficiaires est bafouée.
C’est aussi lors de ce premier entretien d’embauche que les coaches déterminent le département auquel seront assignés les potentiels stagiaires. Cela ne se fait pas en fonction de leurs désirs, mais en fonction de leur réponse à la question : « Plutôt chiffres ou plutôt lettres ? ». Ainsi, c’est à nouveau par le prisme de l’employabilité que sont assignés les stagiaires, puisque le coach suit là un raisonnement du type « s’il est bon en chiffres, alors il lui faut miser sur un emploi en comptabilité plutôt qu’un en secrétariat ». Les préférences de bénéficiaires, qui pourraient par exemple souhaiter une reconversion professionnelle, ne semblent pas prises en compte. Le choix est ici aussi effectué par le coach plutôt que par le bénéficiaire.
Les possibilités de faire entendre leur voix pour les stagiaires d’EcoFit sont donc très limitées. Bien que plusieurs choix de MMT leur soient présentés et que leur assignation soit toujours plus spécialisée, ces choix sont systématiquement faits par une autre personne, que ce soit à l’ORP ou au sein de l’epco.
Adaptabilité vs. Capabilité
Plusieurs aspects de la mesure analysée nous indiquent une approche centrée sur l’adaptabilité aux exigences du marché du travail plutôt que sur les capabilités des bénéficiaires et leur réelle autonomie. En effet, dans une approche soucieuse d’accroître les capabilités des bénéficiaires, une MMT devrait s’efforcer d’offrir à ses bénéficiaires des prestations répondant à leurs demandes, plutôt qu’aux exigences imposées par la concurrence du marché. Or, EcoFit est excessivement préoccupée par la compétitivité de ses stagiaires, au détriment souvent de leurs préférences. Nous étudions dans un premier temps la perception d’EcoFit par les bénéficiaires. Ensuite, nous nous penchons sur la manière dont EcoFit fait la promotion de ses services et sur les incitations financières auxquelles l’epco est soumise.
L’un des principaux attraits de la mesure, mis en avant par la directrice et assimilé par tous les stagiaires interviewés, est qu’un passage à EcoFit s’apparente plus à un stage en entreprise qu’à une mesure de réinsertion professionnelle. En dehors de la routine quotidienne proche de celle d’une réelle entreprise commerciale, c’est aussi « sur papier » qu’EcoFit passe pour une « vraie » entreprise. En effet, au terme de leur passage à EcoFit, les stagiaires reçoivent un réel certificat de stage qu’ils pourront faire valoir lors de postulations ultérieures. De plus, les coaches invitent les stagiaires à faire figurer « entreprise commerciale » sur leur curriculum vitae plutôt que d’utiliser l’appellation « entreprise de pratique commerciale », ce qui équivaut à ne pas mentionner le caractère fictif de l’institution. Il semble donc que ce soit dans le renforcement de l’employabilité qu’apporte EcoFit au travers de cette certification que les stagiaires trouvent leur satisfaction, plutôt que dans le contenu de la formation ou dans la gratification qu’apporte l’emploi.
Auprès des stagiaires, la mesure est appréciée surtout parce qu’elle répond à leurs attentes en termes d’employabilité. À la question « Est-ce que votre activité à EcoFit vous semble utile dans votre recherche d’emploi ? », une stagiaire a répondu « Oui, en plus j’aurai un vrai certificat de stage », exprimant sa préférence pour un certificat valorisé sur le marché de l’emploi plutôt que pour les compétences acquises. Une autre stagiaire interrogée a ri alors qu’il lui était demandé si la mesure était gratifiante, et a répondu : « C’est fictif, comment veux-tu que ça soit gratifiant ? » Ainsi, la satisfaction des bénéficiaires semble résider dans une vision instrumentale de la mesure, par le côté peu stigmatisant de sa mention sur un curriculum vitae au regard d’un éventuel recrutement ultérieur.
Les trois stagiaires interviewés ont par ailleurs affirmé savoir déjà pratiquer le métier qu’ils exerçaient à EcoFit au moment où ils ont rejoint la MMT. Contrairement aux epco destinées à la formation, les stagiaires ne sortent pas de l’école mais bénéficient d’une certaine expérience professionnelle. La moyenne d’âge est de 37 ans d’après la directrice. Il est donc probable que ça ne soit pas pour la formation apportée que les stagiaires disent apprécier EcoFit, puisqu’ils et elles sont nombreux à savoir pratiquer le métier. Ce n’est pas non plus pour l’ambiance au travail puisque les trois stagiaires ont affirmé ne pas apprécier l’ambiance ou s’y résigner (« on est tous dans la même situation »; « il faut faire avec »). Il ressort donc des entretiens que la principale satisfaction que les stagiaires tirent de la mesure est qu’elle apporte un avantage pour leur curriculum vitae. Un stagiaire pense par exemple avoir obtenu un « bon deal », car les autres MMT ne bénéficient pas des mêmes avantages sur le marché de l’emploi. La distinction entre mesure de réinsertion professionnelle et stage est maintenue dans le flou. Les coaches et les bénéficiaires veillent alors à exploiter les avantages qui en découlent. D’après une bénéficiaire, son assignation à EcoFit se trouve finalement être opportune, « puisqu’un stage est justifié après les études ». Ainsi, l’amalgame est complet, puisqu’elle ne se considère pas comme une demandeuse d’emploi, mais comme une authentique stagiaire.
L’accent sur l’adaptabilité aux exigences du marché du travail se manifeste aussi dans le discours promu par l’institution. Un des mots d’ordre de la direction concerne le savoir-être. Dans cette perspective, il faut inculquer le savoir être aux demandeurs et demandeuses d’emploi, car c’est ce qui leur fait défaut. C’est une notion que cherchent à transmettre aussi les coaches et qui a été parfaitement assimilée par les stagiaires. Lors d’un entretien, l’un d’entre eux a affirmé que le savoir-être a été l’un des principaux enseignements qu’il retenait de son séjour à EcoFit. Mais qu’entendent-ils par ce terme, sorte de mantra pour l’institution ? Le rapport d’activité 2013 de l’epco en donne une définition plutôt vague :
« Dans un contexte de morosité économique généralisé, on peut relever deux types de comportements: il y a ceux qui acceptent cet état de fait et dans ce cas de figure font face à un mur de négativité, ou alors ceux qui décident de contourner la situation et d’aller à contre-courant pour se donner une chance de percer et de “s’élever vers le futur.” »
Selon le propos de la directrice, c’est cette deuxième option qui représente le savoir-être. C’est un message qui va à l’encontre d’un sentiment de résignation et qui suggère d’accepter une situation de morosité et de travailler sur soi plutôt que de se résigner en raison de la conjoncture économique défavorable. Conformément à la logique d’activation des politiques publiques, les bénéficiaires sont alors appelés à adapter leur état d’esprit à la situation économique, accepter la situation et se donner les moyens de réussir individuellement. Un des outils préconisés pour adapter le savoir-être est la gratitude, « [savoir] apprécier ce que nous avons ». Par cette injonction à revoir ses ambitions à la baisse, l’institution s’emploie à pratiquer le cooling-out, selon le terme établi par Goffman (1952). Elle s’efforce de rendre les ambitions des bénéficiaires plus adaptées aux exigences du marché de l’emploi. C’est par ce constat que l’on peut affirmer que la communication et la culture d’entreprise promues à EcoFit concourent à ce que les préférences de ses bénéficiaires soient adaptées à une logique de remise au travail rapide qui porte peu d’attention aux objectifs que ces personnes auraient des raisons de valoriser, tels qu’une nouvelle formation ou une reconversion professionnelle.
Pour mieux appréhender la capacité des epco à promouvoir des mesures de réinsertion valorisées par les bénéficiaires, il convient de s’intéresser également aux contraintes et mesures incitatives auxquelles elles sont elles-mêmes soumises. Pourquoi EcoFit devrait-il réinsérer ses bénéficiaires dans de telles conditions ? Une explication plausible pourrait être celle d’un réel souci pour le bien-être des bénéficiaires et le désir de les voir réussir dans un « contexte de morosité économique », ou encore la croyance des coaches et de la direction dans la nécessité d’une adaptation de la part des bénéficiaires. Cette explication est bien illustrée par les discours paternalistes du coach et de la directrice, qui semblent sincèrement plaider pour la réussite de leurs stagiaires. Le coach avec qui je me suis entretenu m’a par exemple assuré qu’il était parfois nécessaire de « donner une petite claque » à certains stagiaires peu motivés après quelques mois de chômage. Dans la même veine, la directrice soutient qu’EcoFit « cadre » les stagiaires de façon à les sortir de leur « attitude négative ». Cette attention au bien-être des bénéficiaires, teintée de paternalisme, explique en partie pourquoi l’institution s’efforce d’adapter les bénéficiaires aux exigences de la conjoncture économique.
Une autre partie de l’explication tient dans les incitations financières de l’institution. En effet, EcoFit est financée par l’Office cantonal de l’emploi. Celui-ci exige en retour de ce financement un certain taux de réinsertion. D’après la directrice, ce taux n’a jamais inquiété la direction car EcoFit est toujours parvenu à une réinsertion supérieure à celle exigée. Il n’empêche qu’il existe bien une incitation financière à une réinsertion accélérée. En effet, si le taux de réinsertion devait baisser, la mesure verrait son existence menacée par un retrait de tout ou partie du financement étatique. Ainsi, bien que le taux d’insertion ne soit momentanément pas contraignant pour EcoFit, ceci pourrait constituer une source de pression future pour les professionnels, coaches et direction, menacés de perdre leur emploi.
Nous comprenons maintenant les raisons qui poussent les professionnels de la mesure à opter pour une approche sous l’angle de l’adaptabilité plutôt que des capabilités. Mais les deux approches ne sont pourtant pas totalement incompatibles. Comme le relèvent Bonvin and Moachon (2013), une formation inculquant une meilleure adaptabilité peut s’inscrire dans une approche par les capabilités, car une personne sachant s’adapter à des conditions économiques imposées par un monde globalisé se trouve dans une meilleure position. Davantage d’opportunités s’ouvrent en effet à une personne capable de faire face aux aléas du marché. L’adaptabilité dans ce cas permet un développement des capabilités. En revanche, pour qu’elle soit conforme à l’approche par les capacités, il faudrait que cette adaptabilité ne soit pas imposée. Or, notre analyse montre que peu de choix est laissé aux stagiaires d’EcoFit. La seule exit option disponible pour les demandeurs et demandeuses d’emploi est trop coûteuse puisqu’elle implique de renoncer aux indemnités de chômage.
Conclusion
Après avoir identifié et discuté les principaux moments décisionnels dans le parcours de réinsertion professionnelle à travers une epco, nous sommes maintenant en mesure de dresser un bilan des libertés et contraintes de la mesure à l’aune de l’approche par les capabilités.
Dans le but de promouvoir les libertés réelles des bénéficiaires, une mesure de réinsertion doit proposer des possibilités de sortir du processus de réinsertion sans coût excessif, ou alors donner des canaux de communication permettant de faire entendre les revendications des personnes insatisfaites. Dans les termes d’Albert Hirschman, pour ne pas contraindre à la loyalty (adhésion contrainte à une solution donnée), la procédure doit prévoir soit une possibilité de défection ou exit (renoncer à la mesure à un coût supportable), soit une option voice (exprimer des revendications concernant l’aménagement de la mesure) pour ses bénéficiaires (Hirschman 1970). Des ressources doivent donc être disponibles pour prévoir une solution exit ou voice.
Qu’en est-il de la situation à EcoFit ? Le cadre légal de l’assurance-chômage en Suisse limite fortement les possibilités de défection à un coût supportable. De plus, la mesure met peu de ressources à disposition de ses bénéficiaires. D’une part le nombre limité de places est une contrainte évidente, puisque des listes d’attente doivent être constituées avec les personnes souhaitant bénéficier de la mesure. D’autre part, les activités poursuivies par les bénéficiaires de la mesure sont réduites par le manque de ressources financières. Nous avons vu par exemple que la formation linguistique est délaissée en raison du manque de personnel qualifié.
Pour ce qui est de l’option voice, deux moments décisionnels critiques empêchent le déploiement de la parole des demandeurs et demandeuses d’emploi. Premièrement, la sélection des bénéficiaires opérée par les coaches à l’entrée dans la mesure s’effectue sans règle préétablie et sans que les bénéficiaires n’aient la possibilité de s’opposer à cette décision. Deuxièmement, le choix du secteur d’activité est lui aussi laissé aux coaches et il repose sur des critères qui s’appuient exclusivement sur l’employabilité des bénéficiaires.
Afin de promouvoir les libertés réelles, il pourrait donc être recommandé d’améliorer les possibilités soit d’exit, soit de voice, puisque c’est en l’absence conjointe de ces deux options que les individus se voient contraints à la loyalty.
Qu’en est-il des motivations et de la satisfaction des bénéficiaires ? Un avantage important de l’approche par les capabilités réside dans l’accent mis sur la nécessaire prise en compte des aspirations de toutes les personnes concernées au moment d’une décision collective. Afin d’éviter toute forme de paternalisme, il est essentiel que les attentes des bénéficiaires soient considérées et collectivement discutées lors de l’élaboration et de la mise en œuvre d’une mesure. C’est pourquoi nous avons analysé dans quelle mesure le cadre normatif d’EcoFit, saisi au travers de ses discours promotionnels, permet une telle intégration des motivations des bénéficiaires. Le discours de l’institution promeut une vision des programmes de réinsertion comme servant l’adaptation des bénéficiaires à la conjoncture économique et aux exigences du marché du travail.
De leur côté, les bénéficiaires soulignent comme principal avantage de la mesure son apport en termes de gains d’employabilité qui réside essentiellement dans le fait de pouvoir faire figurer le programme sur leur curriculum vitae comme un stage professionnel plutôt qu’une mesure de réinsertion. Ces constats révèlent donc une motivation particulière derrière l’attrait que suscite cette mesure. Alors que les mesures de réinsertion professionnelle sont traditionnellement valorisées pour la réinsertion sociale qu’elles procurent ou pour leurs apports en termes de formation, EcoFit est appréciée par les bénéficiaires avant tout de manière instrumentale, afin d’éviter la stigmatisation d’une période de chômage. A première vue, les epco semblent satisfaire les exigences d’une mesure de réinsertion professionnelle active. Les personnes qui y sont assignées ont en effet l’opportunité d’évoluer dans un cadre professionnel durant leur séjour et bénéficient d’un soutien dans leurs recherches d’emploi. En revanche, une étude plus scrupuleuse permet de révéler que la satisfaction s’exprime davantage pour les avantages relatifs à l’employabilité que pour les compétences acquises.
Dans le présent travail, nous avons identifié les aspects les plus saillants pour comprendre l’attrait que pouvait susciter le fait de suivre une mesure auprès d’une telle epco de Suisse romande. Partant du constat paradoxal que la mesure était appréciée malgré les nombreuses contraintes auxquelles les bénéficiaires sont soumis, nous avons discuté en détail des raisons de cette satisfaction. Bien que Helvartis présente les epco comme des institutions s’appuyant sur une pédagogie du learning by doing, les entretiens menés auprès des bénéficiaires nous laissent croire que la portée pédagogique d’EcoFit est faible. L’attrait de la mesure doit donc être compris pour ses gains en termes d’employabilité et non pour la transition épanouissante qu’elle permettrait. Dans le cas d’EcoFit, nous retiendrons donc que si la mesure est efficace par son taux de réinsertion élevé, cela relève en grande partie de l’avantage procuré par le certificat professionnel qu’elle fournit.
Bibliographie
Citation
@incollection{perrig2020,
author = {Perrig, Luca},
editor = {Bonvin, Jean-Michel and Martinelli, Aris},
publisher = {Sociograph},
title = {Insertion Par La Pratique Ou Emploi Factice?},
booktitle = {La socioéconomie des politiques sociales au service des
capacités.: Etudes de cas dans le contexte genevois},
date = {2020-01-29},
address = {Genève},
url = {https://www.lucaperrig.ch/Research/Perrig2020.html},
isbn = {978 2 94038 660 4},
langid = {en}
}